lundi, 12 janvier 2015
Béotisme 4
Vous parcourez Le Lecteur, de Pascal Quignard, et vous tombez sur ceci :
"Ce désespoir.
Les livres n’avaient pas été dangereux. Ils lui parussent ou bien lâches : frivoles. Ou bien lascifs : forsenés. Frivoles car ils eussent dissipé tout à fait et la tête et la langue ; eussent affadi le goût, énervé le pouvoir de sentir ; eussent affaibli la vie s'ils en étaient la multiplication simulée, la duperie ou la falsification. Lascifs car le corps du lecteur eût vécu de cette erreur de vie ; ils eussent conduit ce corps à participer et s'user en vérité (en sang, en sueur, en liquide d'amour, en larmes) de leur erreur.
Ils eussent tout corrompu et eussent été aimés pour ce défaut." (Folio, 2014, p. 108)
Quignard est assurément l'un de nos meilleurs écrivains, mais il arrive que, se laissant aller à une perte de vigilance dont nul n'est à l'abri — Quandoque bonus dormitat... —, il cède à la facilité, joue de l'obscurité et de l'affèterie stylistique, de coquetteries d'érudit qui dissimulent mal la banalité du propos. La préciosité tourne à l'affectation : emploi bizarre du subjonctif imparfait, qui défie l'analyse grammaticale, singularité de la ponctuation, hypercorrections étymologiques — comme ce forsené —, tout concourt à rendre impénétrable un texte qui, sans ces contorsions rhétoriques, apparaîtrait d'une grande platitude. Tout ce mince volume, qui "sent l'huile" ou le fond de tiroir, tient de l’escroquerie intellectuelle. On voudrait nous faire avaler qu'un truisme signé Quignard se transmue du même coup en aphorisme lourd de sens. Ce Lecteur, livre-miroir, livre narcissique, se ramène à un portrait de l'Auteur en illusionniste. Ce qui est un peu triste, ici, c'est que ses tours ne nous amusent guère — d'autant plus triste qu'ils nous ont souvent enchanté...
Dire cela, c'est assumer le risque de se voir taxer de béotisme ou de stupidité ; c'est avouer n'avoir pas saisi la beauté du style, ni la profondeur de la pensée, que d'autres sauraient quintessencier en de copieuses exégèses, plus abstruses encore que leur objet, inaccessibles au profane. La critique, confrontée — dans le champ littéraire — à l'hermétisme ou au galimatias, comme dans d'autres domaines à l'incohérence ou à l'imposture, prétend accéder à quelque tiefere Bedeutung par la verbigération incantatoire : ad obscurum per obscurius. Qu'il s'agisse de poésie, de cinéma, d'art en général, quelques termes aux contours sémantiques mal définis, de vagues abracadabras permettent en général de se tirer d'affaire. A-t-on vu trois fois Mulholland Drive sans y rien comprendre, on ne court pas grand risque à parler de fugue onirique, d'anamnèses ou d'analepses, bref à dire tout et n'importe quoi plutôt que d'avouer sa déception ou sa perplexité. En matière de poésie, l'épithète autotélique se révèle d'un grand secours. Devant une toile de Soulages ou de Cy Twombly, une "installation", j'avoue ne pas savoir ce qu'il convient de dire, mais je suppose qu'évoquer une démarche relevant de l'ascèse ou un questionnement à propos de l'être-là des choses peut suffire à se tirer d'embarras.
Le critique professionnel, lui, trouve le plus souvent son salut dans la fuite, se dérobe comme le poulpe, laissant derrière lui un nuage d'encre.
23:56 Publié dans Mes inscriptions | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Constantin, je plaide l'indulgence de la ...jeunesse. (1978, 28 ans, quand même). Ces années-là, nous sommes dans le tohu bohu du sémiotique, de la linguistique structurale... Rôdent quelques terreurs...
L'année précédente — 1975 — il a publié chez Seghers un "Michel DEGUY", qui est le nuage d'encre d'un banc de poulpes — si les poulpes vivent en banc.
J'aimerais bien feuilleter son essai "La parole de la Délie" écrit en 1968. À l'obscure préciosité de Scève, s'ajoutant celle du dit....
Écrit par : grapheus | mardi, 13 janvier 2015
@Grapheus — Merci pour cette précision quant à la date de la première publication du "Lecteur", que je n'avais pas notée. Cette réédition tardive en poche justifie d'une certaine manière cette impression qu'on a affaire à un "fond de tiroir". Même sentiment avec "Sur l'image qui manque à nos jours", chez Arléa : textes de conférences et gloses où l'on ne trouve rien de bien neuf. On fait beaucoup de tort à nos bons auteurs en voulant tirer un profit commercial de tout ce qu'ils produisent — et pour les publications posthumes c'est évidemment bien pire.
En outre, le fait que j'aie revu dernièrement — et j'y fais allusion — "Mulholland Drive" n'était sans doute pas pour me mettre dans de bonnes dispositions à l'endroit des hermétistes de tout poil !
Écrit par : C.C. | mardi, 13 janvier 2015
Juste analyse de l'appareil éditorial.
Écrit par : grapheus | mardi, 13 janvier 2015
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