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mardi, 06 mai 2014

Baignoire de Joséphine, Alcanter de Brahm, etc.

J'ai dû parcourir à plusieurs reprises, "à sauts et à gambades", les trois petits volumes de Raphaël Confiant publiés aux éditions Mille et une nuits, avant d'y retrouver ce passage, dont la lucidité n'a fait que se confirmer avec le temps : "Je me servis une double vodka en songeant, accablé, au fait que sur les autoroutes de l'information, les camions roulaient pour l'instant à vide et qu'Internet n'avait réussi qu'un seul et unique exploit : faciliter la circulation mondiale de la connerie humaine." (La Baignoire de Joséphine, 1997) Le "pour l'instant" témoigne d'une raisonnable circonspection quant à l'avenir. Après bientôt deux décennies, on peut mesurer l'étendue du désastre — Facebook gangrené par le kitsch sentimental, la pensée bisounours et l'imbécillité ordinaire ; Wikipédia poussant dans toutes les directions les rhizomes de la culture pour candidats à "Questions pour un champion" ou amateurs de "Trivial Pursuit", la compilation de l'anecdotique et de l'à-peu-près. La philosophie à deux sous et le savoir à portée de tous. Bovarysme revisité Bidochon. Autodidactes : sauvages cul nu coiffés de chapeaux melons.
Ainsi, chacun peut, aujourd'hui, se flatter de savoir qu'Alcanter de Brahm (Marcel Bernhardt pour l'état civil et poète d'une confondante médiocrité) serait l'inventeur du "point d'ironie", sans s'interroger un seul instant sur l'intérêt de cette innovation typographique mort-née, relevant du pur non-sens dès lors qu'on s'interroge sur la notion même d'ironie. L'eirônéia socratique sollicite l'auditeur — ou le lecteur :  "Elle sait qu’on n’a pas besoin de tout dire et elle a renoncé à être exhaustive : elle [lui] fait confiance [...] pour soulever le sens avec le levier du signe." (Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, “Champs”, 1999) Le point d'ironie et, de la même façon, les "smileys" ou les rires enregistrés imposent un sens unique au destinataire du message, au téléspectateur, rassurent l'imbécile : c'est bien là qu'il faut rire. Signaler l'ironie, c'est présumer qu'il n'y a plus de "suffisant lecteur", capable d'une démarche herméneutique élémentaire. De là à en inférer qu'on puisse — sous couvert de "culture" ou de divertissement — faire tout avaler au public, il n'y a qu'un pas, vite franchi. L'esprit critique, voilà l'ennemi. Ingurgitez, nous ferons le reste. Internet, c'est l'écuelle du bonhomme Guyon...

Commentaires

Mais grâce à internet je peux lire vos chroniques et dialoguer au sujet de votre critique d'internet.
Tout est dans tout et rien n'existe sans l'arrière-plan du monde entier.

Écrit par : Serge | mercredi, 07 mai 2014

@Serge : Bien sûr, les langues d'Ésope...

Écrit par : C.C. | mercredi, 07 mai 2014

Signaler l'ironie, c'est présumer qu'il n'y a plus de "suffisant lecteur".
C'est peut-être aussi reconnaître implicitement que l'on n'est pas "suffisant auteur". A l'heure ou tout le monde (moi le premier ) prétend écrire non pas au percepteur, mais à tous, tel un écrivain, le style et l'orthographe risquant de démonter cette chimère, il vaut mieux forcer le trait, quitte à finir par "peser des éléphants avec des balances en corde amarrage."

Écrit par : Patrice | lundi, 12 mai 2014

Si l'on est pas « suffisant auteur », on risque de ne pas écrire très longtemps. On ne peut quand même pas tout dire, tout souligner : la plaisanterie, la colère, le dépit, etc. . L'écriture est intransitive, elle suggère, elle ne dit pas tout, sinon elle épuise le sens....elle est inutile. Alors, « l'imbécile » qu'elle rassure, c'est nous-même.

Suave, ce billet de C.C.

Christiane

Écrit par : Christiane Loubier | mardi, 13 mai 2014

@Christine/Patrice : Assez d'accord avec Christine, dont la conception est, naturellement, celle du poète — en espérant
qu'elle ne s'offusquera pas de ce masculin, pour moi épicène. La question soulevée par Patrice mériterait un long développement et pourrait faire l'objet de savants débats. Pour m'en tirer par la tangente ou par une pirouette, je serais tenté de dire que le "suffisant lecteur" est d'abord celui qui a conscience de ses insuffisances et de sa solitude face au texte, c'est bien connu, et cela fournit d'excellents sujets de dissertations en forme de tartes à la crème : "Tout lecteur n'est jamais que lecteur de lui-même". Nos insuffisances, nous les mesurons confrontés à un texte — disons : de Queneau ou Perec (pas besoin de remonter à Rabelais ou Montaigne). Combien d'allusions, de clins d'œil, de citations authentiques ou apocryphes nous échappent ? Et, ce que nous avons cru décrypter n'est-il pas pure construction herméneutique ? Si l'on peut se flatter d'avoir compris pourquoi le "pauvre diable" des "Enfants du Limon" a pris, à la fin du roman, le nom de "Baidel", cela est plus inquiétant que réconfortant : combien d'autres anamorphoses textuelles un peu plus perverses ont-elles pu nous échapper ? Le suffisant lecteur est cousin du "lecteur paranoïaque" d'Umberto Eco et, en outre, perpétuellement soupçonneux et frustré. La lecture de "La Vie, mode d'emploi" peut le rendre fou ou lui faire perdre le sommeil...
Rappelons-nous que, selon le mot de Kundera, le roman est un genre consubstantiellement ironique. On peut aller plus loin : tout texte est ironique, sauf à être tautologique — ou susceptible de le devenir. exemple : le fait divers banal, simplement récrit par Fénéon...
Quant aux "suffisants auteurs", on peut simplement noter qu'ils sont, aujourd'hui, bien moins nombreux et télégéniques que les auteurs... suffisants ! Je ne donnerai pas de noms.

Écrit par : C.C. | mardi, 13 mai 2014

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