vendredi, 17 avril 2009
Choses lues
Épépé, de Ferenc Karinthy : la quatrième de couverture évoque Kafka ou Orwell — on aurait pu tout aussi bien parler d'Auster ou de Murakami. Une improbable parabole dont le lecteur, parvenu à la dernière page, cherche en vain, comme le narrateur de Point de lendemain, la morale et la signification. Reste, le livre refermé, une impression de malaise comme en laissent certains textes qu'on ne saurait définir autrement que par leur étrangeté — je pense, par exemple à La Peau froide, d'Albert Sánchez Piñol. Un volume de chroniques d'António Lobo Antunes, L'Impureté d'Irène, de Philippe Mezescaz — choses très oubliables —, Perte et fracas de Jonathan Tropper... Comment peut-on traduire How to talk to a widower par "Pertes et fracas" ? Peu importe, c'est un livre bien divertissant, "simplement plaisant" — catégorie dans laquelle Montaigne rangeait tout de même Rabelais, excusez du peu ! Le jour où les romanciers français sauront trousser ce genre de choses, qui sont à la littérature majuscule ce que le crémant est au champagne, peut-être les lira-t-on pour le plaisir...
23:08 Publié dans Mes inscriptions | Lien permanent | Commentaires (17)
Commentaires
Tu veux dire que c'est un grand livre mineur ?
Écrit par : pradoc | samedi, 18 avril 2009
Je ne sais pas si j'oserais ce genre d'oxymore. Pas en tout cas pour les romans de Tropper... Peut-être pour des textes précurseurs, comme — disons "Les lauriers sont coupés" ?
Écrit par : C.C. | dimanche, 19 avril 2009
On peut tendre une oreille vers Deleuze et Guattari – même si vous étiez d'accord avec Aymeric, Constantin, lorsqu'il vous disait que "ça vous habille fréquemment l'indigence pompeuse" – qui donnent à leur étude sur Kafka le sous-titre "Pour une littérature mineure", laquelle désigne, à leurs yeux, la littérature "qu'une minorité fait dans une langue majeure" (en l'occurrence l'allemand de Prague pour Kafka).
"Les trois critères de la littérature mineure sont la déterritorialisation de la langue, le branchement de l'individuel sur l'immédiat-politique, l'agencement collectif d'énonciation. Autant dire que "mineur" ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu'on appelle grande (ou établie). Même celui qui a le malheur de naître dans le pays d'une grande littérature doit écrire dans sa langue, comme un juif tchèque écrit en allemand, ou comme un Ouzbek écrit en russe. Écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi."
Écrit par : Marsyas | lundi, 20 avril 2009
@ Marsyas : définition rigoureuse, mais peut-être trop strictement "politique". Par paresse et commodité, je m'en tiens à une conception plus vague et plus pragmatique, finalement toute relative, renvoyant aux hiérarchies instaurées par la tradition scolaire : Belleau mineur par rapport à Ronsard, Parny par rapport à Chénier, Thiry ou Levet par rapport à Larbaud... La lecture de ces "minores"-là est d'ailleurs des plus rafraîchissantes et réserve de très heureuses surprises. Il faudrait, à la manière de Calvino, écrire un "Pourquoi lire les auteurs mineurs", ces "échansons", ces "vivandiers de la littérature" dont parle Manganelli.
Je découvre, à la faveur de votre visite, votre blog, apparemment tout jeune mais fort prometteur. À bientôt, donc...
Écrit par : C.C. | lundi, 20 avril 2009
Je songeais plutôt au Karinthy...
Sinon, il existe également une littérature de la note mineure, prompte aux détails, qui se constitue en opposition au "beau style", "au grand style". Une littérature volontairement désacralisante qui préfère le petit.
Echenoz par exemple dans "Ravel" écrit tout son livre en mineur.
Perso, j'ai toujours trouvé cette question d'un grand intérêt et d'une portée particulièrement pertinente.
"Le mineur" devenant aujourd'hui une méthode de dynamitage des postures anciennes et des aspirations au sublime.
Quant à Deleuze sur Kafka, c'est encore autre chose. D'après mes souvenirs, cet essai s'étend assez longuement sur l'allemand de Kafka (langue de la minorité et sur la position "mineure" de Kafka au sein de la société.)
Écrit par : pradoc | lundi, 20 avril 2009
Cette "préférence pour le petit", le "presque rien" me semble aussi la marque de la poésie aujourd'hui la plus exigeante — et la plus profonde — qui soit, et qui pourrait prendre pour manifeste "The Red Wheelbarrow" de W.C. Williams : "So much depends / upon / a red wheel / barrow / glazed with rain / water / beside the white / chickens." Tout le contraire du kitsch façon "Printemps des poètes" ou des affèteries d'un Ponge.
Écrit par : C.C. | mardi, 21 avril 2009
Pour moi le grand "mineur de fond" c'est Céline. En-deçà il n'y a guère qu'évitements et plaidoyers 'pro domo'.
Écrit par : Lapinos | mardi, 21 avril 2009
"Que vient faire ici Louis-Ferdinand Céline ? En quelque endroit qu'on l'attende, il arrive pour dévaster." (Kléber Haedens, "Une histoire...")
Pas sûr qu'ici le jeu avec les mots révèle — comme le pensait Jarry — un "cousinage". Je veux dire entre Céline et les "minores" évoqués plus haut...
Content de votre visite ; j'avais peur que vous ne boudassiez.
Écrit par : C.C. | mardi, 21 avril 2009
Vous ne trouvez pas que s'il y a un auteur qu'on passe son temps à majorer ou à minorer, c'est bien Céline ?
Et même à l'intérieur de son corps, on majore telle partie pour mieux minorer telle autre, et vice-versa. Je n'ai pas l'impression d'avoir rendu une copie "hors sujet".
On pourrait même écrire une histoire de la littérature française du XXe siècle comme suit :
- Houellebecq : auteur breton ; a parlé de Céline dans tel bouquin, ligne tant. Etc.
Je ne suis pas romancier ni poète, mais il me semble que si je l'étais, je passerais mon temps à essayer de comprendre pourquoi Céline est le majeur, puisque cette évidence semble souffrir de moins de contestations que l'existence des chambres à gaz, pour tenter de le surpasser (entre poètes tous les coups sont permis), et non mon temps à essayer de le rabaisser pour gagner une place au TOP 50 des meilleures ventes.
Je vous rassure, vous ne m'avez pas donné de vraie raison de bouder. Tant que je figure à bonne distance de ce vieux schnock de Renaud Camus dans votre liste, ma foi pourquoi bouderais-je ?
Écrit par : Lapinos | mercredi, 22 avril 2009
Il est tout de même plus facile de "rabaisser" ou, disons, de discréditer Céline en l'attaquant sur ses "idées" (encore qu'il se défendît d'en avoir) ou son idéologie, que de le "dépasser" sur le plan littéraire !
Mutatis mutandis, c'est à peu près ce qui se passe aujourd'hui avec Camus (désolé, mais je le tiens, quoi que vous en pensiez, pour un remarquable styliste) ou Littell, dont le roman a fait l'objet de polémiques qui n'ont pas grand-chose à voir avec la littérature.
Écrit par : C.C. | mercredi, 22 avril 2009
Moins un auteur a de style, plus il m'intéresse. Alors je ne risque pas de vous contredire sur Camus, que je n'ai même pas lu excepté deux ou trois lignes par-ci par-là, que j'ai complètement oubliées.
Le style c'est comme le cinéma ou la magie, une fois que vous connaissez tous les effets spéciaux et les trucages... déception. Pour moi le style c'est le même genre de vessie que l'existentialisme ou la philologie. Molière a dit il y a longtemps que moins on a de morale plus on parle de morale ; et peu importe dans quel style, en période de tartufferie gigantesque comme nous vivons, Molière met toujours droit au but.
Vous êtes d'accord qu'on n'écrit pas bien juste parce qu'on a un beau stylo. Eh bien le style c'est pareil, c'est juste un outil.
Désolé de vous contredire en revanche sur Céline, que j'ai lu plus attentivement que Camus. Je trouve qu'il a plein d'idées au contraire, et des très bonnes, bien meilleures que celle qui consiste à recycler comme Sartre de vieilles lubbies boches pour la énième fois.
Le truc de BHL et Houellebecq c'est de dire, vu qu'ils sont aussi poétiques qu'un mariage entre deux PEL et qu'ils peuvent pas lutter sur ce terrain avec Céline, de dire que "niveau philosophie", ils se posent un peu là, les mecs, avec leur dialogue sur leurs mères respectives, la situation comparée de l'écrivain exilé dans un paradis fiscal ou présent sur un plateau de télé, etc.
Mais personne n'est vraiment dupe que leurs meilleures idées ne sont que des martingales et que leurs meilleurs rôles sont des rôles d'acteurs de télé et pas d'écrivains.
Même sur la tactique, observez que Céline les a baisés en réalité, avec le coup du style, qui les oblige à se prosterner devant lui, alors que BHL préfèrerait s'essuyer les pieds sur Céline comme sur un paillasson, comme il a fait avec Drieu sans se gêner...
On a quand même coupé quelques lignes dans la réédition de "Féérie", où Céline solde des comptes avec "les résistants de Montmartre". Vous êtes en train de dire qu'un auteur qu'on censure encore, en 2009, alors que des tas de moyens beaucoup plus subtils ont été inventés, n'a pas d'idées ?!
Écrit par : Lapinos | jeudi, 23 avril 2009
Je ne suis pas très doué pour les dissertations, ni pour le débat en général : pour les "idées" de Céline je vous renvoie à la volumineuse étude de Philippe Alméras, "Les Idées de Céline" (Berg International, 1992) — qui tend à prouver, en gros, que l'idéologie de l'auteur est indissociable de l'œuvre, ce que vous semblez penser également, à moins que je ne vous aie mal compris ; pour Camus, peut-être "Le Bord des Larmes" ? Et, sur la notion de "style", Barthes, bien sûr, même si vous ne l'aimez guère, qui ne dit pas autre chose que Pascal...
Écrit par : C.C. | jeudi, 23 avril 2009
Ah oui ! Et le pire dans les dissertations c'est pas de les écrire mais de les corriger (Merci pour Barthes, j'étais sûr qu'il disait la même chose que Pascal, comme ça vous m'évitez la peine de le lire).
Comment Alméras qui n'a ni le style ni les idées pourrait-il juger Céline qui a les deux ?
Écrit par : Lapinos | samedi, 25 avril 2009
Oh, il y a détournement de mineurs ici ! (Outreau ou pas assez, comme j'aime à dire)
Cela étant, je pense qu'il n'y a pas d'auteur "mineur" ou "majeur" : Il n'y a somme toute et sans doute que des "écrits vains" gorgés de litres et ratures.
Constantin : Mettre dans le même sac Pascal et Barthes, c'est fort ! (mais ce n'est pas forcément con non plus)
Écrit par : Martin Lothar | samedi, 02 mai 2009
Et, s'il reste de la place dans le sac, on peut y fourrer aussi Buffon.
Écrit par : C.C. | samedi, 02 mai 2009
Mettons-y aussi Baudelaire alors, mais je vous préviens : Ce n'est pas moi qui porterez ce sac !
Écrit par : Martin Lothar | samedi, 02 mai 2009
Ce que la remarque de Constantin souligne, c'est que Pascal a comme Barthes, ou vice-versa, la religion du langage -religion d'habiles, j'ajoute moi.
En peinture on appelle ça "l'art conceptuel", c'est-à-dire qu'au lieu de se servir de son intelligence, on l'exhibe comme une oeuvre d'art sous toutes les coutures. "Voyez les talents que j'ai reçus". Déjà chez un vrai artiste, quand l'intelligence est trop visible, quand ça pue l'âme à plein nez comme chez Rembrandt, il faut commencer à se méfier.
Au-delà du stade ironique d'Alphonse Allais, où l'intelligence se moque encore d'elle-même, au stade de BHL ou Sollers, c'est parfaitement impudique et indécent tant d'exhibitionnisme. On a pitié d'une vieille catin qui fait le trottoir rue de Provence vu qu'elle n'a pas le choix. Mais la retraite ? Est-ce que la retraite n'a pas été inventée par et pour des types comme Sollers ou BHL ?
Ah oui, j'oubliais le principal : je voulais dire à Lothar que la "religion du langage" est incompatible avec la croyance dans le diable, celle de Baudelaire par exemple, fils de curé malgré tout qui a gardé quelques notions de catéchisme.
Si l'on retire l'hésitation de Baudelaire entre le diable et Dieu, comment comprendre la poésie de Baudelaire ? Il y a malgré tout une trace chez Baudelaire de ce que le christianisme se donne pour but la destruction du langage poétique. Comme il y a chez Delacroix, fils de curé sans doute lui aussi, malgré tout la conviction que les poètes feraient bien de s'abstenir de causer de peinture.
Écrit par : Lapinos | jeudi, 07 mai 2009
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