Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 30 avril 2019

Le temps qu'il ne fait pas

Le "légendaire écornifleur" m'a conduit à relire Delteil et, du coup, à acheter le recueil de chroniques, articles, billets et textes brefs de ses années surréalistes, publié au "Temps qu'il fait" sous le titre L'Homme coupé en morceaux. Dans la première chronique du recueil — "Le cinéma" —, il est justement question du temps qu'il fait ou, plutôt, qu'il ne fait pas :
"Dehors, il tombe une de ces pluies calmes, à l'eau de rose, qui doivent venir de la planète Vénus, ou peut-être du septième ciel. Ou bien le soleil au zénith, soudain las, se laisse choir sur un vaste toit Hercule, et y file les ardoises d'Omphale. Ou bien vous berce une brise quelconque, très neurasthénique. Ou bien il ne fait aucun temps du tout."
Vialatte a-t-il pu lire ce texte dans La Revue Européenne en date du 1er juin 1923 — ou au chapitre XII de Choléra, publié la même année, dans lequel il est repris presque mot pour mot ? On ne sait. Vialatte connaissait bien sûr Joseph Delteil, qu'il mentionne au passage dans une chronique consacrée à Franz Hellens (La Montagne du 20 avril 1954) et dont il commente longuement La Deltheillerie peu après sa parution (La Montagne du 26 janvier 1969), mais cela ne prouve rien.
Quoi qu'il en soit, réminiscence ou coïncidence, vertige partagé d'une vacuité météorologique aux implications métaphysiques angoissantes ou rencontre de hasard, la formule se retrouve quasiment à l'identique, agrémentée de quelques variations sur le même thème, dans deux autres chroniques, au moins, de La Montagne :
— "J’aimerais bien dire qu’il fait soleil. Ou alors qu’il pleut. Ou qu’il gèle. Rien ne campe mieux le décor d’une chronique. Malheureusement, il ne fait pas de temps. Ce n’est pas ma faute. S’il faisait beau, je le dirais fièrement ; s’il faisait mauvais, je l’avouerais. Mais on ne peut dire ni l’un ni l’autre ; ni même autre chose." ("Chronique des plaisirs bien choisis", 12 octobre 1965)
— D'abord, il ne fait pas de temps. Il faudrait être bien fort, bien rusé ou de bien mauvaise foi pour oser dire qu'il fasse un temps, ou le temps qu'il serait censé faire. Le ciel est gris, la lumière jaunâtre, il ne pleut pas, il ne neige pas, il ne fait pas chaud, il ne fait pas tellement froid, il n'y a pas de vent, quel temps ferait-il dans des conditions si négatives ? Par conséquent, il ne fait pas de temps. Tant pis pour nous. nous ne reviendrons pas sur cette histoire."
("Chronique bien triste et inutile du mauvais emploi du subjonctif", 9 mars 1969)
Delteil, solaire, baroque et paléolithique, Vialatte, clown blanc, saturnien et frivole s'effarent semblablement d'une absence inconcevable qui nous voue à la fascination pascalienne du vide. La polysémie, en français, du mot temps, fonde une ambiguïté n'offrant d'autre issue que le silence ou l'effroi — et Wittgenstein, à ce propos, n'est pas forcément rassurant :
"Si l'on entend par éternité non la durée infinie mais l'intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent."